Marcher sur l’eau
À l’automne 1938, rompant avec trente années d’exil en Chine, le peintre Gabriel Bélanger remonte le cours du fleuve pour faire la paix avec son passé. Lors de sa naissance, en 1873, rien ne va plus au manoir de la Grande Anse, un village du Bas-Saint-Laurent. Le maître des lieux dilapide la fortune de sa famille. La passion qu’il éprouve pour la belle Lucienne Joffre entraînera dans son sillage les femmes de son paysage romantique : Marie-Berthe, l’épouse trompée, ainsi que Joséphine et Clara Bourgault, deux sœurs à l’emploi des Bélanger. Gabriel retrouvera ces dernières, mais pourra-t-il briser le pacte du silence qu’elles ont jadis conclu ? Jouant sur deux tableaux, Lyse Charuest recrée le Québec rural de la fin du XIXe siècle et celui qui veut naître à l’aube de la modernité et du bouleversement mondial de la Deuxième Guerre. Tout au plaisir de la création, la romancière écrit comme si elle maniait un pinceau chinois, le geste inventant la forme.
Dans ses pensées, le temps se déroulait comme un rouleau de soie sur lequel, en quelques traits d’encre noire, des souvenirs s’étaient imprimés : l’escalier du moulin à farine, la roue à godets qui tourne et grince, ses larmes d’enfant à la mort de son père. Sur le promontoire, la maison aux deux tourelles ; debout sur la véranda de bois, sa mère en deuil, ses quatre sœurs formant rempart. Sur le rivage de l’anse, des gamins le poursuivant jusqu’à son refuge de la pointe aux Hirondelles. À marée basse, sa sœur Marie-Louise traversant à gué la rivière sauvage, lui apportant papiers, pinceaux et couleurs. Aujourd’hui, au mitan de la soixantaine, Gabriel contemplait cette peinture du passé par-dessus l’épaule des continents et des océans qu’il avait traversés. Le temps et la distance avaient atténué sa rancœur.